Seth Godin a été Vice-Président Marketing Direct de Yahoo! et est considéré comme un des pionniers de l'Internet. Il tient un blog sur le marketing.
En mars 2008, Seth Godin a publié sur son blog la retranscription d'une conférence qu'il a tenue devant un parterre d'executifs américains de l'industrie du disque. Bien qu'un peu datée, elle a le mérite d'avoir pointée des pistes que des artistes comme Radiohead, Prince ou Nine Inch Nails entre autres ont empruntées.
Le texte ci-dessous est une traduction et un montage (pour éviter les redites et garder un fil conducteur cohérent) que j'en ai fait. Le titre et les intertitres sont également de ma "composition".
Le texte original est accessible ici.
And the eighth day, God created rock n'roll
À l'époque de ma jeunesse (Seth Godin est né en 1960), l'industrie du disque, votre industrie, était un business de rêve. Pour plusieurs raisons.
1. Premièrement, c'était un business soutenu par un média complètement dédié à la promotion de vos produits. En programmant vos titres, la radio vous aidait GRATUITMENT à vendre plus.
2. Ce business ressemblait à un oligopole "à franges". Un oligopole existe quand le marché est occupé par un tout petit nombre d'acteurs. En clair, si un groupe espérait percer dans les années 1974, 1984, 1993, il n'avait pas beaucoup le choix puisque le pouvoir était concentré dans les mains de quelques compagnies qui pouvaient lui imposer leurs conditions.
3. La troisième raison est que la musique nous accompagnait dans tous les moments importants de nos vies. Si vous regardez les sites des soirées d'anciens de telle ou telle école, vous trouverez souvent des photos stupides de gens habillés de manière ridicule mais qui dansent tous sur les chansons qu'ils écoutaient cinq ou dix ans plutôt. Les gens de l'industrie de la chaussure n'ont pas cette chance, pas plus que ceux des autres industries.
4. Il existait une multitude de magasins dédiés à la vente de vos produits. C'est eux qui payaient les loyers, pas vous. Bien sûr, ils vous faisaient payer le référencement, mais n'était-ce pas cool pour autant ? Des magasins dont vous n'aviez pas à vous occuper qui vendaient vos produits !
5. Et puis, vous aviez Dieu à vos côtés . À quand remonte la dernière fois que vous avez vu un graffiti avec "Starbuck is God"? C'était vraiment le bon temps.
6. Une de mes raisons préférées, c'est ce morceau de technologie. Il était si cool et si peu onéreux à fabriquer que vous pouviez le vendre à un prix raisonnable. C'était si beau que les gens qui vous voyaient passer avec en voulaient un exemplaire à leur tour. On ne pouvait pas le copier, une fois usé il fallait le remplacer et si on le donnait, on ne pouvait plus en profiter ! Mauvaise idée de s'en être débarrassé !
7. Autre chose encore. Pas un mais DES magazines dédiés à la promotion de vos produits. Pas de magazine sur le café (Godin continue de faire référence à Starbuck qui a lancé son label de musique sur lequel on retrouve McCartney, James Taylor...) mais des dizaines de magazines sur la musique. Et même une chaîne sur le câble. Comprenez bien, les autres annonceurs devaient payer pour voir leurs produits sur cette chaîne. Pas vous !
8. À cette époque, enregistrer un album coûtait pas mal d'argent. C'était une bonne chose parce que les artistes avaient besoin de vous pour payer ces frais.
9. La dernière raison c'était le TOP 40 (longtemps LA référence des ventes d'albums aux US, publié toute les semaines dans ). Il faut dire qu'il y a quelque chose de magique à figurer dans les listes des meilleures ventes ; des gens se mettent à acheter vos produits parce que d'autres l'ont fait avant eux. Rendez-vous compte : vous êtes populaire parce que vous êtes populaire !
C'était une période bénie. Je vous le garantis. Mais ce n'était pas une raison pour croire que ça allait durer toujours.
Sand in the valine
Si l'industrie du disque est en crise, celle de la musique ne l'est pas. Plus de gens écoute plus de musique tous les jours, probablement cinq fois plus qu'il y a vingt ans. Si l'industrie du disque est en crise c'est parce que toutes les raisons qui l'ont rendue si géniale ont changé.
Vous vous rappelez les gens qui achetaient les disques des Beach Boys dans les années 60 ? Aujourd'hui, ils sont vieux. C'est important de garder cette image à l'esprit pour bien comprendre la chose suivante. Quand on est jeune, on court après la nouveauté, le truc du moment. Mais ce n'est plus le cas des vieux fans. Eux veulent simplement se rappeler le bon vieux temps, pas courir après la dernière nouveauté. Ce n'est pas de votre faute si la génération des baby boomers vieillit. C'est juste un fait.
L'autre chose, c'est que la technologie a changé. Le digital a remplacé l'analogique ce qui a changé la donne en profondeur. Avant, si je donnais mon disque, je n'avais plus de disque. Avec le digital, quand je donne mon CD j'ai toujours une trace digitale de mon enregistrement qui me permet de l'écouter sur mon ordinateur, mon portable ou mon lecteur MP3. Ça change tout. Je ne dis pas que c'est mieux ou pire, que c'est moral ou immoral, je dis simplement que c'est un fait et qu'il faut faire avec. De même je pense qu'Internet est la nouvelle radio et que l'industrie devrait penser que c'est peut-être une bonne chose pour la promotion de ses produits, et que l'idée d'attaquer en justice les gens avec lesquels vous essayez de faire des affaires n'est pas une très bonne idée en soi.
Vous pouvez maudire le fait qu'il est facile de copier un CD. Vous pouvez maudire le fait que le Top 40 n'est plus aussi important depuis que le digital rend accessible tous les produits commercialisés sans qu'il soit nécessaire de se déplacer dans un magasin. (Seth Godin renvoie à la théorie de la longue traîne, la possibilité d'avoir accès, grâce à Internet et à la prescription faite par les internautes, à des titres/œuvres/artistes qui ne figurent pas parmi les meilleures ventes du moment, ou qui ne sont pas/plus disponibles dans les magasins. Pour les éditeurs c'est la possibilité d'exploiter une infinité de marchés de niche.)
Et alors ? Mieux vaut se dire qu'il n'y a jamais eu autant de talents et de gens prêts à les découvrir ou les redécouvrir.
Get
rich or die tryin
Quand on pense aux périodes de transitions comme celle que traverse l'industrie du disque, il faut garder en tête que les trapézistes timides sont des trapézistes morts. Si vous ne vous lancer pas franchement, même en prenant le risque de vous tromper, la chose dont vous pouvez être sûr est que vous vous tromperez pour de bon.
Il ne faut pas croire qu'on peut passer d'un ancien modèle - aussi parfait soit-il - à un nouveau sans prendre de risque, avec des retours sur investissements garantis sur tranche. Ça n'existe pas. Donc, ce que je vous garantie, c'est que 90% des gens de cette industrie vont bouger timidement… et disparaître.
En revanche, ce que je pense, c'est qu'il y a réellement matière à développer un nouveau buziness de la musique qui peut être encore mieux que le précédent. Ce ne sera pas le même, les compétences dont vous aurez besoin seront différentes mais certains vont gagner gros.
Ce que je vais essayer de faire ici, c'est de vous parler de quelques tactiques que j'appliquerais si j'étais à votre place. Mais je ne vous garantis pas que ça marchera à tous les coups. Si Berry Gordy (fondateur du label Motown) m'avait appelé en 64 je lui aurais probablement aussi donné de mauvais conseils. Mais j'espère que vous verrez dans cette nouvelle façon d'aborder les choses des pistes que vous serez mieux capable que moi d'exploiter.
Premièrement, n'oublions pas que les gens n'écoutent pas des marques mais des artistes. Ce que vous vendez, à la différence de biens d'autres industries, c'est des gens. Il y a quelque chose de magique dans les relations entre deux personnes. Il y a quelque chose de magique dans la relation que nous entretenons avec les gens célèbres. Il y a également beaucoup de gens qui cherchent à entrer en contact avec d'autres, qui cherchent à faire partie d'une tribu, d'un groupe. Le pouvoir que vous avez est donc celui de réunir des gens autour d'un artiste.
Un de mes amis cherchait un billet pour un concert de Springsteen. Il s'est servi d'un autre ami pour y parvenir, pour faire partie de la tribu des gens qui ont leur billet pour ce concert. S'il n'a besoin de personne pour se procurer un album sur le net pour une dizaine de dollars via Amazon ou gratuitement en téléchargement, il avait besoin d'une connection, de quelqu'un d'introduit, de quelqu'un avec qui "partager une poignée de main". C'est la valeur des effets de cette poignée de main qui peut être le cœur de votre nouveau business, de votre nouvelle activité au quotidien.
What's
my name ?
Le point suivant est le plus important. Qui est capable de me répondre si je vous demande la liste de vos 50 000 meilleurs clients ? Personne. C'est regrettable car sans les connaître vous ne pouvez pas leur demander la "permission" de vous adresser à eux. La PERMISSION de s'adresser à quelqu'un, c'est pouvoir lui délivrer des messages pertinents, des informations adaptées… parce qu'il le souhaite qu'il vous y a autorisé. C'est la garantie qu'il en prendra connaissance.
Par exemple. J'ai tous les albums de Rickie Lee Jones inclus les live qu'elle vend directement sur son site. Ses agent, tourneurs, managers devraient savoir qui je suis. J'aimerais bien qu'ils s'adressent à moi pour me dire quand elle passe dans ma ville, pour me demander si elle devrait faire un duo avec X ou Y. J'aimerais avoir ce genre de relation. Qu'elle me dise qu'elle est prête à faire un nouvel album live à condition d'avoir 10 000 personnes qui le pré achètent. Je signerais. Deux fois même. Parfois sa maison de disque me hurle dessus pour essayer de me faire passer une information mais je n'écoute pas parce que ce n'est jamais le bon moment. Je ne prête pas attention (en anglais, je ne paye pas attention). C'est pourtant ce que vous essayer d'obtenir des gens, qu'ils payent attention aux artistes que vous leur proposez.
Donc, les gens sont très attentifs aux personnes qui sont assises à leur côté dans les concerts. À cette poignée de main symbolique dont je parlais précédemment. Faire partie d'une tribu bien précise et échanger "vous les aimez vous aussi !".
Dans ce domaine Greatful Dead est un incroyable exemple. Ils n'ont jamais été de gros vendeurs de disques comparé à l'argent qu'ils ont gagné avec leurs autres activités (concerts, merchandising…). Vous saviez quand vous rencontriez quelqu'un à un concert de GD que vous aviez quelque chose de commun avec cette personne. C'était si important que vous étiez prêt à dépenser de l'argent pour vous retrouver au milieu de ces gens. Après que Jerry Garcia (le chanteur et la figure de proue du groupe) eut disparu, et bien qu'il existe des milliers d'heures de musique live disponible, les gens regrettent toujours de ne plus pouvoir rencontrer des gens comme eux pour partager des instants précieux qui permettent de dire plus tard : "Vous y étiez aussi!". C'est la raison du succès de Facebook. Tous les jours, 64 millions (en mars 2008, 200 millions aujourd'hui) peuvent retrouver des gens qui partagent les mêmes centres d'intérêt qu'eux.
Viva
Las Vegas
Ce qui suit est ce que j'appelle la courbe Jerry Seinfeld. Si vous aimez les shows de JS, vous pouvez les voir gratuitement à la télévision deux à trois fois par jour dans le monde entier. Sinon, vous pouvez payer 200 $ (plus les frais) pour le voir à Las Vegas. Mais il n'y a pas de produits à 4 $ et vous ne pourrez pas gagner d'argent en essayant de lancer des produits dans cette fourchette de prix parce que seul ce qui est rare à de la valeur. Je ne vais pas payer pour quelque chose si je peux l'avoir gratuitement. C'est à cette réalité, que j'appelle la courbe JS, que l'industrie du disque doit maintenant faire face. Pour les moins de 18 ans, soit les choses sont gratuites, soit elles doivent avoir une vraie valeur pour que j'accepte de payer pour. Il n'y a plus d'alternative.
Si vous savez qui sont vos clients, que vous avez leur permission pour leur envoyer des informations, que vous êtes équipés pour ça, si vous arrêtez de chercher des clients pour leur vendre de la musique mais commencez à chercher la musique dont vos clients ont envie, l'économie de votre business change complètement.
En clair, il y a beaucoup de musique que l'on aime bien (en anglais like) mais il y en a peu que l'on aime vraiment (love). La différence c'est qu'on ne parle et on ne partage que la musique qu'on aime vraiment. Vous devez arrêter de produire de la musique que les gens aiment bien mais que de moins en moins de gens achètent.
10
000 Maniacs
Et puis il y a l'idée de tribu, elle est essentielle car pour partager des sensations avec "ses semblables", pour sentir cette adrénaline, des gens sont prêts à faire des centaines de kilomètres, à payer pour partager ce "moment-là".
Si vous mettez toutes ces idées ensemble, on commence à arriver à ce que j'appelle la solution Merchant. Natalie Merchant l'ex-chanteuse des 10 000 Maniacs a répondu à une interview dans le New York Times dans laquelle elle dit qu'elle n'a plus de maison de disque et qu'elle ne sait pas si elle fera à nouveau des albums parce qu'elle se demande tout simplement comment faire dans l'industrie du disque telle qu'elle est aujourd'hui. C'est situation est une opportunité pour vous. Natalie veut faire des albums mais ne veut plus avoir à faire à l'industrie du disque. 30 ans auparavant, Natalie n'aurait pas pu seulement imaginer sortir un album tout simplement parce qu'elle ne pouvait pas se payer les frais de studio. C'est là que vous interveniez. Ce n'était pas son boulot de courir dans tous le pays pour négocier le référencement de ses disques avec les patrons des magasins, c'était votre boulot.
Maintenant, ce dont elle a besoin c'est quelqu'un qui va lui dire : "Laisse-nous nous occuper de ta communauté. Imaginons un modèle dans lequel tu te concentreras sur ce que tu sais faire – écrire des chansons, les enregistrer, les jouer sur scène, séduire les gens qui t'AIMENT (pas qui t'aiment bien), et nous, on trouvera comment exploiter commercialement tout ça. Et parce qu'il existe d'autres artistes comme toi, les Cowboys Junkies par exemple, on peut imaginer comment parler à vos tribus respectives dans le but de rendre tout le monde heureux. "
Si le modèle 1968 de l'industrie que nous aimions tenait essentiellement sur l'A&R, trouver les artistes que le public aimerait, le prochain model sera celui du management des communautés. Désormais votre activité sera de manager des communautés, des dizaines de communautés. Votre boulot sera de faire en sorte que les gens d'une communauté soient heureux d'en faire partie, de partager avec les autres ce qu'ils aiment, et d'obtenir leur confiance quand vous leur proposerez de nouvelles musiques. Ce peut être le début de la mise en place d'un système de longue traîne qui s'auto-alimenterait en membres, les amateurs de polka aimant être ensemble au même titre que les amoureux de Natalie Merchant. Votre rôle devient celui d'un animateur. En endossant ce rôle d'animateur vous devenez indispensable pour les artistes et les communautés. Les premiers peuvent se consacrer à ce qu'ils savent faire le mieux sans être coincés par des contrats qui les étouffent, les seconds peuvent partager leur amour d'un artiste et en découvrir d'autres. Il y a une énorme valeur ajoutée et de grandes perspectives à devenir ce nouvel intermédiaire !
Here
today gone tomorrow
Comparons rapidement les axes tactiques HIER/AUJOURD'HUI/DEMAIN
- Ce qui importait c'était de connaître quelques personnes influentes. Aujourd'hui il existe un nombre infini de canaux d'information, vous pouvez même créer le vôtre en quelques clics.
- Vous étiez coincés entre quelques enseignes de la distribution physique, maintenant il existe de nombreuses boutiques en ligne et des sites d'occasion.
- Vous dépendiez de quelques succès, maintenant vous pouvez travailler différentes niches en profondeur.
- Vous faisiez de la publicité de masse, maintenant vous pouvez adresser directement au consommateur ET il doit pouvoir s'adresser directement à vous. C'est la première chose à mettre en place dans le management des communautés.
- Vous dérangiez les gens avec des publicités qu'ils n'avaient pas envie d'entendre. Maintenant qu'ils peuvent choisir leurs programmes et faire les leurs, il faut que vous obteniez leur permission pour leur adresser un message UTILE.
- Votre modèle tournait autour de votre capacité à produire des séances d'enregistrement en studio et celle de négocier les meilleures conditions de distribution d'un support physique dans des magasins. Aujourd'hui que le digital permet de boucler un morceau en quelques heures et de le commercialiser aussitôt sur iTunes, la question ne se pose plus en taille de part de marché mais en capacité à s'adresser à la bonne communauté le plus rapidement possible. Vous devez repenser l'allocation de vos moyens dans cette perspective.
- Dernier point : la pérennité des sociétés reposait sur leur taille. Maintenant, on peut être petit et très rentable en s'occupant des amateurs de polka avec une seule personne. Ça vous permet de réduire les risques au maximum tout en optimisant les possibilités qu'offre la longue traîne.
En résumé, la question ne se pose plus en terme de "combien (je touche de personnes)" mais "qui (je touche)". A qui vous adressez un message, quels sont les relais d'opinion importants pour le toucher, les membres importants aux yeux de sa communauté, les canaux qui correspondent à ses goûts… Quels sont les gens qui vont parler à d'autres personnes intéressées par les artistes avec lesquels je travaille. Quelles sont les personnes de référence qui dénichent les tendances du moment.
Parce que vous saurez
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